En octobre 1925, peu de temps après la parution du volume dans lequel étaient réunies les traductions de Jeunesse et du Cœur des Ténèbres chez Gallimard, G. Jean-Aubry, traducteur du premier texte, publiait au Mercure de France un long article éclairant le second, traduit par André Ruyters qui renouait ainsi, par la marge, avec la littérature dont il s’était éloigné.
«Joseph Conrad au Congo, d’après des documents inédits», fournit en une cinquantaine de pages nombre de précisions sur les rapports entretenus par Joseph Conrad entre son expérience personnelle et le bref roman qui s’en inspirait:
«La mise au jour de documents entièrement inédits permet aujourd’hui […] d’affirmer que dans le récit intitulé Le Cœur des Ténèbres, les aventures prêtées par l’auteur à son porte-parole, Marlow, ne sont autres que celles dont il fut lui-même à la fois le témoin et la victime, au cours d’une navigation sur le Haut-Congo.»
En 1889, le capitaine Joseph Conrad Korzeniowski se trouve dans la même situation que Marlow au début de l’ouvrage: en attente d’un commandement. Celui-ci vient d’une proposition faite par la Société Anonyme belge pour le Commerce du Haut-Congo qui, bien qu’elle tarde à se concrétiser, débouche sur un engagement: commandant «d’un petit vapeur sur le Congo». Le 7 mai 1890, il signe son contrat à Bruxelles, le 10, il embarque à Bordeaux pour Matadi.
Jean-Aubry s’appuie sur un Carnet de route, dans lequel Conrad prend des notes du 13 juin au 1er août, pour tracer un parallèle entre le séjour du futur écrivain et sa transposition romanesque.
Conrad fait la connaissance de Roger Casement qu’il trouve, au contraire de la plupart des «gens d’ici (les blancs)», «très intelligent et très sympathique». Mais il ne dit rien, dans son carnet, de ce que pouvait être, déjà, la révolte de Casement contre les atrocités de la colonie. Ses premiers écrits sur le sujet seront destinés au Foreign Office en 1900 et le rapport qui porte son nom est remis aux mêmes services à la fin de 1903. Jean-Aubry semble l’ignorer aussi… ou fait mine de l’ignorer.
Reste, dans ce parallèle, outre nombre de détails dont nous faisons ici l’économie, la question du personnage central, Kurtz.
«La précision des détails rapportés par Marlow dans Le Cœur des Ténèbres et la preuve faite de leur authenticité donnaient à penser que le personnage principal de ce récit, celui qui, avec le paysage, en est la raison et l’âme même pour ainsi dire, n’était pas le produit de la seule imagination et une manière de symbole, mais bien plutôt, sinon la copie, au moins la représentation d’un être réel, modifié, agrandi pour les besoins de l’effet artistique, mais conforme, dans son essence, à la réalité.»
L’enquête donne des résultats et, surtout, met en lumière, si l’on suit Jean-Aubry, la manière dont le séjour congolais fit prendre conscience à Conrad, alors qu’il commençait à écrire, des enjeux si peu humains masqués derrière les discours généreux et le goût de l’aventure par lesquels se justifiait, en partie, la colonisation.

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ISBN 978-2-37363-095-4